Interview avec Zohra Drif Bitat sur les accords d’Évian

Conversation avec William B. Quandt

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Interview avec Zohra Drif Bitat

Zohra Drif Bitat, née le 28 décembre 1934 à Tiaret en Algérie1, est une moudjahida (militante de l'indépendance algérienne), une avocate et une femme politique algérienne, ancienne sénatrice et ancienne vice-présidente du Conseil de la nation.

Mme Drif est considérée en Algérie comme une héroïne de la Révolution algérienne et de la guerre d'indépendance contre la colonisation française ; elle a notamment fait partie du « Réseau bombes » lors de la bataille d'Alger, aux côtés d'Ali la Pointe, d'Hassiba Ben Bouali et de Yacef Saâdi, chef de la Zone autonome d'Alger.

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Zohra Drif


Q: Vers la fin de la bataille d’Alger en 1957, vous avez été arrêté et emprisonné pour la durée de la guerre. Je voudrais savoir si vous et certaines autres personnalités politiques algériennes qui étaient en prison dans la période 1960-62 étiez au courant des négociations qui se déroulaient à Évian? Et si vous aviez pu communiquer d’une manière ou d’une autre avec les négociateurs ? Pensiez-vous à l’époque que de Gaulle accepterait l'indépendance de l'Algérie sur tout le territoire, y compris le Sahara?

R: Quand les négociations avaient commencé entre le gouvernement provisoire de la république algérienne et le gouvernement français, j'étais en prison dans la région sud, en France, à Pau, et j’y étais depuis près de six ans, et donc, hors de ce qui se passait pendant la guerre. Cependant, comme, durant cette période de prison, nous avions estimé de continuer à réclamer nos droits, et en tant que prisonnières, le droit de rester informées et donc de recevoir les journaux. Nous avions fait plusieurs grèves de la faim, dont certaines très longues, et vers la fin de l'année 1961, nous avions obtenu le droit de recevoir des journaux, bien entendu, des journaux français. Ce qui implique évidemment qu’au moment où les négociations ont commencé entre le GPRA et le gouvernement français, nous étions bien sûr au courant, à travers la presse française. 

La première personne qui avait été invitée en France et que le GPRA avait envoyée comme son représentant était Muhammad Ben Yahia. Ben Yahia qui était un collaborateur de Krim Belkacem et de certains membres du GPRA et qui fut après l'indépendance ministre des affaires étrangères et ministre de l’éducation nationale, fit un premier déplacement au cours de l'année 1961 à Melun. Melun est une région dans l'ouest français en Seine-et-Marne. Et je crois que, d'après ce que nous comprenions à travers les journaux français, c’est que les préliminaires et cette rencontre de Ben Yahia avec les français n’avaient pas abouti et donc Ben Yahia était reparti. 

Mais, dans notre prison, à travers les journaux, les visites de certains de nos parents, nous laissaient entendre que les négociations continuaient. Mais bien entendu nous étions prisonnières et nous n'avions pas de contact direct avec le gouvernement provisoire de la république. Mais d'après nos avocats qui venaient et nos parents nous avions appris que le GPRA demandait l'indépendance de l'Algérie sur tout le territoire et notamment sur le Sahara, pour une raison bien simple: que nous n'avons jamais dissocié le Sahara du reste de l'Algérie. Le combat que nous menions pour l'indépendance était, dès le début, dès ‘54,  très clair. Il s'agit de l'Algérie dans sa totalité. Certainement, et d'après ce que nous avions appris plus tard, c’est sur la question du Sahara que les négociations ont achoppé et qu’elles ont été interrompues. De Gaulle était intransigeant. À l'époque, il estimait que le Sahara, vu l’importance qu’il représentait à ses yeux, et certainement, vu non seulement ses richesses mais les expériences [nucleaires] qu’ils menaient, devait rester aux français.

Q: Les accords ont été signés le 18 mars 1962 et un cessez-le-feu est entré en vigueur le lendemain. Quand est-ce que vous et d’autres prisonniers ont été libérés ? Pouvez-vous décrire vos sentiments à ce moment-là ?

R: Vous imaginez bien que nous suivions avec passion ce qui se passait loin de nous et qu'à l'annonce de la signature des accords d'Évian, il est bien difficile de trouver les mots pour qualifier quelle était notre joie: c'était du délire. Nous étions à l'époque regroupées à la prison centrale de Rennes. Rennes c’est aussi en Bretagne. Les français nous avaient regroupées parce que nous avions été éparpillées à travers les prisons en France. Et bien entendu, dès l’annonce de la signature des accords d'Evian nous vivions, comme je disais, un délire. Et ce n’est que le 4 avril 1962, au matin du 4 avril, que des autobus sont rentrés dans la grande cour de la prison de Rennes, pour nous embarquer. Bien entendu en qualité de prisonnières on ne savait jamais où on nous emmenait, ce qui nous a permis de passer une matinée fabuleuse à chanter dans les cars nos chants révolutionnaires. Et vers midi, nous sommes arrivées à Paris, et où on nous a débarquées à la Cimade. La Cimade est un mouvement associatif je crois, catholique, qui avait été retenu pour nous recevoir. Nous étions quand même très nombreuses. Mon premier contact avec la liberté s'est fait à travers la Bretagne et puis à Paris ou nous avons eu la joie de retrouver nos parents et nos amis, qui avaient été avertis pour venir nous récupérer. 

Q: Après l'indépendance, vous étiez membre de la première Assemblée nationale après l'indépendance. Les termes des accords d’Évian étaient-ils à l'époque controversés ? Les Français, après tout, avaient toujours leur base navale à Mers el-Kebir, le droit d’exploiter les ressources pétrolières du Sahara, et même le droit d'y tester des armes nucléaires. Et au moment de l'indépendance, il était évident que le chef de l'armée, Houari Boumediène, ne soutenait pas les accords d’Évian. Est-ce que ça a été un grave problème politique pendant les premières années de l'indépendance?

R: Oui, vous savez nous avons été ensuite transférées à Tunis. Et ce n’est que vers le mois de juin ‘62, où à Tunis, nous commencions à apprendre qu’il y avait des dissensions entre nos responsables. Et que ces dissensions avaient éclaté au grand jour lors de la réunion en Libye du CNRA.  Et que cette réunion s'était terminée sans que des décisions acceptées par l'ensemble des représentants de l'Algérie combattante aient été acceptées et retenues. Et que deux groupes se sont affrontés. Ce sont ceux qui soutenaient la démarche du gouvernement provisoire de la république algérienne alors que les représentants de l'armée de libération nationale, qui était regroupés aux frontières entre la Tunisie et l’Algérie et le Maroc et l'Algérie, donc les responsables de l'armée de libération nationale, notamment le chef de l’état major qui était à l'époque le colonel Boumediène, n'avaient pas souscrit aux accords d’Évian. Donc déjà, avant même que ne soit proclamée l'indépendance de l'Algérie par référendum le quatre juillet 1962 à Alger, nous savions nous, militants et une partie du peuple algerien, qu’un désaccord très grave et profond divisait nos responsables. 

Q: L'Algérie est indépendante depuis près de 60 ans. En 2019, juste avant que la pandémie de covid ne frappe, il y eut des manifestations pacifiques soutenues à l'échelle nationale appelant au changement, le Hirak. Vous avez participé à certains de ces marches, tout comme d’autres personnalités nationales éminentes qui avaient participé à la révolution. Le pays semblait solidaire a ce moment autour de la fierté de son passé révolutionnaire et des aspirations de sa jeunesse. Pensez-vous que le type de réformes réclamé par le Hirak est possible dans un avenir prévisible ?

R: C’est ma profonde conviction d’autant que la révélation pour nous du Hirak, était cette jeunesse qui était et qui est extrêmement engagée, connaissant parfaitement le passé ancien et la guerre de libération nationale. Alors que ma génération pendant les dernières années, vu le nombre de jeunes qui s’expatriaient, nous laissaient l’impression très très pénible d’une jeunesse qui ne se sentait pas impliquée dans le développement de son pays et dans l’avenir de son pays. Hors pour ma génération, et puis pour toute l'Algérie, le Hirak nous a fait cette révélation merveilleuse, c’est que la génération née après l'indépendance était aussi attachée et profondément enracinée dans la terre d'Algérie que l'était leurs parents. Et que, comme leurs parents, ils nourrissaient de grands rêves pour ce pays. Donc ma conviction profonde est que nous, et nos enfants, et petits enfants continueront à nous battre pour réaliser l'Algérie dont nous rêvions en 54 et pour laquelle sont morts quand-même un dixième de notre population d’alors. 

Ressources supplémentaires

Les accords d'Evian du 18 mars 1962, un entretien avec l'historienne française Sylvie Thénault
C’était la guerre d’Algérie, un documentaire de Georges-Marc Benamou et Benjamin Stora
Connaître les accords d’Evian, rencontres avec des historiens et des témoins.
L'Algérie à Evian, livre de Rédha Malek, qui fut le porte parole de la délégation du FLN à Évian
About the Project

The Évian Accords Turn 60

This project has been produced by Dr. William B. Quandt in commemoration of the sixtieth anniversary of the signing of the Evian Accords, which set the stage for the end of France’s largest colonial project and opened the way for Algerians to govern themselves as a modern, independent state. 

Here you’ll find a number of brief essays on the importance of the Evian Accords contributed by knowledgeable commentators alongside resources that will allow readers to dig more deeply into this most interesting moment in the history of decolonization.